J’ai la chance d’aider - pour ce qui est de la terminologie et usages mathématiques français - le traducteur de “Everything & more, a compact history of ∞” de David Foster Wallace. Ça me permet la primeur d’un texte vraiment drôle et érudit qui donne des lettres de noblesse rock’n'roll et sexy à l’histoire du concept d’infini en mathématiques. C’est plein de passion et tout-à-fait accessible aux non-matheux, les parties techniques sont soigneusement balisées d’un “Si vous êtes intéressé”. Ceci étant, il arrive parfois que le soucis de vulgarisation desserve, à mon sens, la clarté du propos. C’est l’un de ces points que je voudrais reprendre ici, sans vouloir effrayer quiconque, quelque chose de très très résumé, juste pour mon bien-être spirituel.
Zénon d’Élée (Ve siècle av. J.-C) est un antique trouble-fête grec qui osa aborder de front la question de l’infini tandis que ses contemporains (et leurs descendants) avaient remisé l’idée au rayon néfaste pour la santé mentale.
Parmi les paradoxes de Zénon, prenons celui de la dichotomie : une pierre lancée sur un arbre doit parcourir, avant d’atteindre sa cible, la moitié du chemin qui les sépare, puis encore la moitié de la distance restante, puis la moitié de ce qui reste, etc. Elle doit donc occuper une infinité de positions avant d’atteindre l’arbre, chaque étape se faisant en un temps non nul. Puisqu’on peut toujours diviser le parcours restant en deux moitiés dont la première prend toujours un peu de temps à parcourir, avant de reconsidérer le problème et de recommencer le raisonnement précedent, la pierre ne peut jamais arriver jusqu’à l’arbre. On voit à merveille ici l’intrication de l’infini et du continu, je me souviens encore du délicieux frisson ressenti lorsqu’on m’a enseigné cela : la continuité offrait un espace à toutes les galipettes imaginables.
Entre lui et Cantor (le héraut de l’infini), 23 siècles d’histoire mathématique qui évitent plus ou moins d’aborder le concept, permettant malgré tout, de creuser, petit à petit, une voie à l’intuition. 2300 ans en quète de rigueur aussi, et c’est Bolzano puis Weierstrass, qui, dans l’élan mathématique de leur époque (le 19ème donc), ont donné des définitions sans biais des limites et de la continuité. Wallace utilise la continuité d’une manière pas forcément évidente pour aborder le paradoxe de Zénon, je trouve plus simple de rephraser cela en terme de limite d’une suite infinie, avec la définition rigoureuse (ce qu’il -DFW- n’a pas fait apparemment pour se démarquer des démonstrations approximatives) . La définition “ε, δ” qui est alors “ε, N” de la limite d’une suite infinie c’est la suivante : une suite un tend vers une limite l quand n tend vers l’infini, si pour tout écart de tolérance ε, il existe un rang fini N à partir duquel, pour tout n>N, un est proche de l à ε près.
Reprenons notre pierre et lançons-la contre un arbre. L’expérience nous montre qu’elle met un certain temps pour réaliser son trajet que pour simplifier nous prendrons égal à 1 et confrontons ceci au raisonnement de Zénon. Nous supposons alors qu’elle parcourt la moitié de la distance à l’arbre en un temps égal à 1/2 , le quart suivant en 1/4 puis le huitième ensuite en 1/8 etc. au bout de n itérations, il lui faut 1/2n supplémentaire pour effectuer son petit bout de chemin, son trajet a alors duré (1/2 + 1/4 + 1/8 ….+ 1/2n) sachant que la distance restant jusqu’à l’arbre correspond à un trajet de 1/2n exactement.
Pour prouver qu’on va bien parvenir à la cible malgré la dichotomie, il faut montrer qu’au final l’addition indéfinie de tous ces petits temps tend vers la valeur de 1. On considère la suite des sommes partielles Sn = 1/2 + 1/4 + 1/8 +…+ 1/2n (donc Sn+1 = Sn + 1/2n+1 ) et on veut montrer que lorsque n tend vers l’infini, la valeur de Sn tend vers 1. Telle qu’on a construit la suite Sn, on voit bien que Sn + 1/2n = 1 puisqu’on lui rajoute justement la dernière moitié que l’on s’apprêterait à couper en deux à l’itération suivante. Donc montrer que Sn tend vers 1 est équivalent à montrer que (1-1/2n) tend vers 1 aussi, soit simplement que 1/2n tend vers 0. Ce qui est immédiat avec un tout petit peu d’arithmétique : si l’on veut 1/2n < ε, ε étant voué à devenir aussi petit que nécéssaire, on a : 1/ε < 2n, on passe aux logarithmes on obtient une condition sur n : n > ln(1/ε) / ln(2). Par exemple avec ε = 0.0001, on a n > 13, c’est à dire que pour n > N = 13, Sn est proche au dix-millième de 1. On aura beau rajouter une infinité de petits termes 1/214 + 1/215 + … etc., tout ce que l’on fera c’est de se rapprocher encore et encore de 1 ; les sommes partielles en constituant une approximation que l’on peut toujours ajuster (via N) de manière arbitrairement précise (ε), la somme totale (série) — donc pour l’indice n décrivant l’ensemble (infini) des entiers naturels — valant 1 exactement.
C’est beau, non ?
Bon si vous n’avez rien suivi, pas de panique, il faut quand même à Wallace presque 200 pages pour arriver là.